Coupure du Bois Français, 40 ans après

1968 : la coupure de la boucle de Bois Français

« A 11 h 17, heure de Grenoble, l’Isère a obéi aux hommes des Ponts & Chaussées et changé de lit » … C’est sous ce titre que, le 2 février 1968, Le Progrès rend compte de l’événement survenu la veille. Compte-rendu détaillé.
Dans un paysage d’hiver, sous le soleil tant espéré pour le jour d’ouverture des Xe Jeux Olympiques, une plaine plantée d’arbres qui fait irrésistiblement penser au peintre Carzou (on n’a jamais dessiné aussi poétiquement que lui les arbres, les forêts dépouillées), une décision humaine a voulu qu’une rivière importante, l’Isère, changeât de lit. Il aura fallu, bien sûr, plusieurs décennies mais, contre l’Isère, une offensive généralisée s’est manifestée, dans la foulée olympique, puisque le transfert d’un aérodrome et le dessin d’une autoroute, ont voulu que rien ne soit laissé au hasard et puisque l’Isère se prélassait dans ses méandres, dénoncée maintes fois, on allait s’occuper d’elle « manu militari ». Certes, beaucoup de militaires, de CRS, de gendarmes se concentrent d’ans le périmètre grenoblois mais ce sont les civils des Ponts et Chaussées qui furent chargés de l’opération car les mythes s’effondrent dès qu’il s’agit de détruire pour construire. On a fait la guerre pour l’Isère pour la bonne cause.
11 h 17 : le premier coup
Trois cents personnes environ, venues en voitures, à bicyclette, à pied, où les enfants parfois tenaient par la main le grand-père, se sont rassemblées sur les berges pour assister à l’événement historique. Le suspense dura quelques instants. A 11 h 17, la pelleteuse puissante dont le moteur « tournait » au ralenti depuis une heure, « pilotée » par un homme au geste sûr, M. Louis Charvet, donna le premier coup de butoir dans la muraille de terre séparant le lit habituel de l’Isère, avant la boucle dite du « Bois Français » et le nouveau lit rectiligne préparé 3 mètres plus bas.
Après sept allers-retours de la benne, la brèche fut ouverte tandis que s’achevait le compte à rebours. Les techniciens qui avaient prévu le dépannage de la grande draguine par un bulldozer se hâtèrent de retirer leurs puissants engins des lieux devenus dangereux tandis que l’eau noire et coléreuse poussait ses coups de butoir. Très rapidement le cours obligatoire infligé à l’Isère s’amplifia. Les ingénieurs avaient calculé exactement la courbe, le tracé, prévu les caprices du déversement et il était agréable d’entendre les commentaires flatteurs de ceux qui avaient recueilli les confidences au préalable.
L’Isère effectuera elle-même son déblai
M. Rivasson, ingénieur des Travaux Publics, nous communiqua les précisions indispensables qui nous permettent de comprendre aisément ce qui venait de se passer. Ecoutons-le : « Les travaux menés par plusieurs entreprises dont le Piller ont commencé en mars 1967.

Le nouveau chenal terminé
La boucle de l’Isère, longue de 3 kilomètres 220, a été ramenée à un chenal de 900 m environ, d’une largeur de 108 à 110 mètres et qui se trouve dominé par une berge empierrée capable de contenir une crue de 1100 mètres cubes-seconde, et d’une digue plus haute, capable de résister à la plus forte crue, celle de 1859, de 2.000 mètres-cubes-seconde ». A la question : « Que fera-t-on des hectares récupérés » ’’, M. l’ingénieur répond : « Un syndicat intercommunal est en train d’étudier une question relative au tourisme : la création d’un plan d’eau, avec projet immédiat de caravaning. On pense aussi à intensifier la culture du maïs ».
L’eau roule ses flots de plus en plus impétueux et, parce que nous admirons l’étalement en force de l’Isère, notre « cicérone » nous sourit en nous révélant ce que sera « le travail de déblai hydraulique » c’est à dire comment « l’Isère pendant deux mois sans crue pourra établir son lit d’équilibre ». Une autre précision nous fut communiquée par un riverain : « Il y a trois cents pêcheurs à Domène qui la verront mauvaise, plus ou moins à cause des poissons surpris et de la boucle éliminée », puis, (avec un soupir) : « L’axe de l’Isère faisait limite entre Saint-Ismier et Le Versoud. C’est Le Versoud qui perd de la terre mais tout le monde s’entendra finalement pour l’assainissement de la vallée du Grésivaudan ! »
Cette nuit, l’Isère poursuivra son travail d’érosion… Elle aura peut-être l’intention de « grignoter » à l’amont, demeurant sage à l’aval. Mais les hommes ont prévu certains caprices, et surtout les brusques colères engendrées par la fonte des neiges !
Christian Gali, Le Progrès, 2 février 1968.
Agapes et réjouissances
Voilà la sagesse populaire, celle qui réclamait depuis longtemps la fameuse coupure de la boucle. Elle devait être évoquée trois fois à l’issue du déjeuner qui réunissait, aux « Mésanges », MM. Paquet, Buisson, Boeuf, respectivement député, président du Département et conseiller général, le Comité de l’association départementale (MM. Fayn, Garavel, Pissetty, Vaussenat, Barran, Girin, Grange, Darbon, Poinard), les maires des communes riveraines : MM. Bidal (Bernin), Millon (Saint-Nazaire), Broche (Saint-Ismier), Mémain (Montbonnot), Gamond (Villard-Bonnot), Miguet (Le Versoud), Reynier-Prat (Domène), et l’administration de l’Equipement : M. Léger, directeur départemental, Belli-Riz, Thénault (ingénieur général des Ponts et Chaussées), Rivasson, Mathieu, Maurice, Relave, Gaboric, Nicole, Nicoud, Lengrand et Pavi.

 

Bois Français : qu’en dire 40 ans après ?

La coupure de Bois Français a été mise en œuvre pour résoudre un problème crucial : l’engravement du bief Brignoud-Domène à raison d’un apport solide annuel estimé à 50 000 m3. Genèse du projet et explications techniques sur les choix définitifs.
Suite aux travaux d’endiguement de 1860 dans le Grésivaudan, l’Isère a subit, à l’amont et à l’aval de Grenoble, d’importants rehaussements. Il en est résulté un relèvement du niveau des embouchures des canaux d’assainissement et une ascension progressive de la nappe phréatique. Présentant une hauteur insuffisante en de nombreux points, les digues étaient parfois submergées lors des crues. De grands travaux d’assainissement et de protection se sont donc révélés nécessaires. C’est l’industriel Schneider qui remporta le concours lancé par l’Etat en 1926.
Le projet
Le programme de travaux prévoyait la coupure de trois boucles de l’Isère : celle de Bois Français, celle de La Taillât et celle des Sablons. Sur ces secteurs, la pente du lit étant naturellement plus faible qu’en amont (0,6 mm par mètre contre 1,3 mm/m), les atterrissements constatés depuis 1860 étaient de l’ordre de 0, 80 m au pont de Domène, de 1,60 m au pont de la Bâtie, de 1,20 m au pont de Brignoud, et de 1 m au pont de Tencin. En raccourcissant le linéaire d’écoulement, la coupure des trois boucles aurait fait passer la pente du lit de 0,65 mm/m à 0,85mm/m, ceci s’accompagnant d’une érosion régressive approfondissant le lit sur une grande largeur en amont des coupures.
La mise en mouvement par érosion d’un volume considérable de graviers n’était pas sans présenter un grave danger pour la traversée de Grenoble dont les fonds étaient restés stables depuis 1860. C’est pourquoi la mise en mouvement de cette masse devait s’opérer très progressivement, sous le contrôle d’un certain nombre d’ouvrages. Le projet prévoyait donc, en amont de chaque coupure, la mise en place d’un barrage de garde. Son rôle était de permettre de contrôler les débits entre la boucle et son court-circuit, mais aussi de fixer le niveau de fond du lit, et donc le profil en long amont de façon variable et progressive. Ainsi, à terme, on comptait retrouver les fonds de 1860…
Ingénierie
La problématique étant évidemment complexe et délicate, en 1948 il est décidé de faire exécuter un « modèle réduit physique » par les laboratoires Neyrpic [1]. Il devait permettre de répondre aux interrogations suivantes :
– est-il efficace ou tout au moins opportun de procéder à la coupure des boucles de l’Isère ?
– quelle sera l’influence de ces coupures sur le lit de la rivière ?
– quelle sera la répartition dans le temps et dans l’espace des creusements et des engravements du lit ?
– est-il possible de remblayer hydrauliquement les boucles abandonnées en y dirigeant une partie du transport solide grâce à la manœuvre des barrages de garde ?
– est il possible de creuser la coupure à partir d’un chenal pilote qui s’agrandirait sous l’action de débit liquide, de façon à éviter le terrassements en grande masse ?

D’après les comptes-rendus de l’époque, le modèle physique a permis de valider les points suivants :
efficacité de la coupure vis-à-vis du curage des secteurs amont, maîtrise des dépôts en aval moyennant une mise en service très progressive de la coupure, laissant le temps aux matériaux d’effectuer leur transit jusqu’au delà de Grenoble (à défaut, des fouilles d’extraction s’avèreraient nécessaires), efficacité du chenal pilote permettant d’ouvrir progressivement la coupure grâce à l’écoulement, mais inefficacité quant au remblaiement naturel de la boucle court-circuitée (il s’agissait de gagner par remblaiement les terrains de la boucle), intérêt très relatif quant à la coupure de la boucle des Sablons, et réserve quant aux conséquences pour Grenoble d’une coupure à La Taillât.
Ce qui a été fait
A l’approche de 1968 – dans le contexte des projets d’infrastructures nécessaires à l’organisation des JO de Grenoble – les besoins en matériaux étaient considérables, notamment pour construire le remblai de l’autoroute voisine reliant Grenoble à Chambéry. Le projet s’est donc ainsi concrétisé :
– coupure unique de la boucle de Bois Français,
– terrassement de la coupure pour satisfaire le besoin de matériaux,
– pas de comblement de la boucle,
– pas de seuil amont pour contrôler l’érosion du lit amont,
– extractions en aval de la coupure.

A signaler : pas la moindre trace d’une considération environnementale à l’époque, tout au plus géomorphologique…

La coupure de la boucle de Bois Français a été mise en œuvre pour résoudre le problème de l’engravement du bief Brignoud–Domène (depuis le début du XXe siècle) à raison d’un apport solide annuel estimé à 50 000 m3. De ce point de vue, cette coupure a bien permis de curer le bief. Pour éviter l’emballement du système – à savoir une érosion régressive trop importante et au delà de l’emprise prévue – les hydrauliciens de l’époque avaient mis des garde-fous au projet. Mais ils ont vite été rangés au placard, le long terme servant de magasin des accessoires… Là dessus est venue se greffer l’euphorie des extractions de matériaux (aujourd’hui prohibées). Tout ce qui dépassait de la surface de l’eau était considérée comme excédentaire. D’où les excès constatés en matière d’enfoncement de lit. Aujourd’hui, alors que nous sommes sur une phase de retour à l’équilibre en amont du Pont de Brignoud, le projet Isère amont réalisé par le Symbhi a implanté une plage de dépôt à la rupture de pente, soit au niveau de La Bâtie. D’une certaine façon, ces travaux ont mis la touche finale à la coupure de la boucle de Bois Français opérée il y a 40 ans.

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